L'Ancien Monde et le Nouveau

Venea, sans même croiser le regard de Sylbras, se dirige vers une chambre contiguë à la sienne. À l'intérieur dort une vieille femme. Sylbras, ne voulant pas laisser s'échapper la Reine, la suit et tombe des nues quand il voit qui est alitée.

— Ne me dis pas que c'est... , commence Sylbras.

— Ma mère, oui, répond Venea sur un ton empli de tristesse.

— En voilà une surprise. On la pensait morte depuis des années.

— Elle est souffrante mais bien vivante. Je veille sur elle.

— Je vais donc tuer deux Reines aujourd'hui. C'est mon jour de chance.

— Je ne te laisserai pas la toucher. Si l’on doit en finir, je préfère que ce soit moi qui mette un terme à son existence.

Venea débranche la machine à laquelle est reliée sa mère. Un moniteur indique alors que son cœur ne bat plus.

— Peu importe, dit Sylbras. La fin reste la même. Elle avait l'air très malade. Pourquoi l'avoir tenue en vie autant de temps ?

— Je voulais qu'elle soit fière de moi, qu'elle voie que j'ai été une bonne Reine. Bien meilleure qu'aurait pu l'être ma sœur.

— Tu ne veux surtout pas qu'elle voit comment ça va finir. C'est sûr qu'elle ne serait pas fière de voir que c'est un mutant qui va prendre ta place sur le trône.

Venea couvre le visage de sa mère sous un drap. Elle s'assoit sur un siège à côté de son lit. Sylbras, satisfait de la situation, la provoque :

— Ironique, n'est-ce pas ? D'abord un mutant te viole dans ta jeunesse avant de te rendre stérile. Maintenant c'est un autre qui va te tuer.

— Un viol, c'est ce qu'on raconte ...

— C'est faux ? demande Sylbras, intrigué.

— J'étais consentante.

— Laisse-moi rire ! Tu es vraiment prête à raconter n'importe quoi pour mourir dans la dignité.

— Il s'appelait Aren. C'est le seul homme que j'aie jamais aimé dans ma vie.

— N'importe quoi ! On raconte que c'est toi qui l'as tué.

— Ma mère m'y a forcé après m'avoir fait avorter et stériliser. Si je ne l'avais pas tué, je serais morte avec lui.

— Comment as-tu pu aimé ta mère après ça ? Comment est née ta haine des mutants ?

— J'étais une jeune idiote voilà tout. Ma mère m'a remise sur le droit chemin.

— Elle t'a surtout bien retourné le cerveau, oui.

— Ma mère était tout pour moi. Elle a tant fait, pour le royaume, pour ses filles, et même pour vous, malgré la haine qui l'habite.

— Et tu trouves cette haine justifiée ? Aren était ton amant pourtant. Crois-tu qu'il était le seul à mériter qu'on l'aime ?

— J'ai trahi le monde lui-même. Vous, les mutants n'êtes qu'une erreur. Vous ne méritez pas qu'on vous aime. Vous ne servez qu'à réparer les horreurs que vous avez causées. C'est de votre faute si le monde est en ruine aujourd'hui.

— Aren serait d'accord avec ça ?

— Ne me parle pas de lui ! Si tu veux savoir, si c'était à refaire, je le tuerai de nouveau. Je ne suis plus une gamine en manque d'amour ou de sexe. Je suis la Reine et je voue ma vie au royaume. Tu penses réussir à faire mieux que moi ? Que ma mère ? Eh bien vas-y, prends ma place ! Tu ne feras qu'accompagner ce monde vers sa fin, au lieu de lui rendre sa dignité.

— C'est bien là ton problème et celui de ta mère. Vous êtes trop tournées vers le passé. Le monde est tel qu'il est. Il ne fait jamais demi-tour. Et l’on doit avancer avec lui.

— Ne me vends pas ta propagande pro-mutants. 

— Comme tu voudras !

Alors que Sylbras s'avance vers Venea, celle-ci saisit un couteau dans le tiroir de la table de chevet.

— Vraiment ? demande Sylbras en riant. Tu penses te défendre avec ça, face à moi ?

Venea sourit et se tranche elle-même la gorge. Elle s'effondre aux pieds de Sylbras, inconsciente.

— Ta fierté n'a nul pareil. Ne crois pas que ça me déçoit. Je n'aurais pris aucun plaisir à te tuer. Ce qui m'importe, c'est ton trône.

Après toutes ces années, enfin, Sylbras est parvenu à accomplir son rêve : prendre la tête du royaume. Arborant un léger sourire devant la dépouille de l'ex-Reine, Sylbras prend quelques secondes pour profiter de ce dénouement avant de se diriger vers la terrasse donnant sur la grande place.

— Mes amis ! crie-t-il en s'adressant au peuple. Cessez tout combat ! La révolte est terminée. Bienvenus dans le Nouvel Ordre !

Sylbras soulève le cadavre de Venea pour l'exhiber fièrement. Dès lors, les soldats du royaume déposent les armes et s'agenouillent devant leur nouveau roi.

— La peur va changer de camp. Les mutants ne seront plus jamais persécutés. Par contre, il est grand temps que l'ancienne race d'humains paie pour son crime. L'ancien régime a lancé de grandes recherches à travers le royaume pour retrouver ces « sangs purs » comme il aimait à les décrire. Nous continuerons ces recherches. Mais il sera de bon ton d'appeler ça désormais : la chasse !

Le peuple hurle de joie à travers tout le royaume, sur la grande place, comme par tout ailleurs, où le discours de Sylbras est diffusé.

Les soldats se mettent en route pour retrouver les non-mutants hébergés au sein du Palais. Mais ceux-ci, sous bonne escorte, ont déjà fui la capitale, comme le leur a ordonné la Reine. Néanmoins, la peur s’est propagée au sein de leur rang jusqu’à ce qu’un soldat d'élite reçoive par radio l'annonce de la mort de la Reine.

— Notre roi est Sylbras désormais ? demande l'un des soldats de l'escorte.

— Nous avons loué allégeance à Venea et à personne d'autre, répond le chef de la troupe.

— Mais il a dit qu'il traquerait les humains purs, continue le soldat hésitant. S'il voit qu'on les protège, il nous fera tuer. Nous devrions les ramener à la capitale.

La panique s’empare du groupe de non-mutants lorsque, sans crier gare, le chef tire dans la tête du soldat.

— Notre Reine s'est préparée à sa mort, dit-il. Elle m'a transmis ses dernières volontés ; je ne compte pas la trahir. Si d'autres hommes ont peur d'escorter les humains au sang pur, qu'ils quittent le rang dès maintenant. 

Sur ces paroles, trois soldats prennent leur jambes à leur cou. Sur les quinze qui formaient l'escorte, il n'en reste plus que onze.

— Quelles étaient les volontés de notre Reine ? demande Epher, l'un des humains sans mutation.

— La première est de vous mettre en sécurité, loin du royaume. Les autres ne vous regardent pas.

— Pourquoi continuer d'être loyal envers elle ? continue Epher. Si elle n'est plus, vous n'avez plus aucune raison de nous aider.

— Tous les soldats autour de vous sont redevables à la Reine.

— Sauf les quatre que nous venons de perdre, j'imagine.

— Y en a-t-il d'autres dans la capitale qui pensent comme vous ? demande une jeune femme. Peut-être que tout n'est pas perdu ; peut-être qu'un groupe de résistant s'est formé.

— C'est possible, dit le chef. Même si c'était le cas, ils seraient en sous-effectif. Les soldats qui viennent de la fabrique sont formatés pour servir le royaume, quel que soit son dirigeant. Les soldats de première classe obéissent à la Reine pour leur salaire : ils se fichent de qui paie. Enfin, les gradés n'en restent pas moins des mutants. Ils sont donc probablement contents qu'un des leurs soit à leur tête.

— Et vous, vous êtes bien mutant, non ? demande un vieil homme.

Le chef de la troupe ne répond pas.

— Si vous êtes la garde rapprochée de Venea, demande Epher, pourquoi ne pas être resté à ses côtés ? Vous auriez pu la protéger ou la conduire avec nous.

— C'était ses ordres. Elle savait que la mutation de Sylbras le rendait intouchable ; elle n'aurait jamais fuit ses responsabilités.

— Et les trois déserteurs, ajoute le vieil homme, ils pourraient révéler l'emplacement de notre destination à Sylbras.

— Aucun risque, dit le chef, je suis le seul à savoir où nous allons.

— Attendez, interpelle alors une jeune femme blonde. Je suis la plus proche cousine de Venea. C'est donc moi la Reine légitime désormais. Je refuse d'abandonner le royaume. Je vous ordonne donc de me restituer mon trône.

— J'ai bien peur que vos liens du sang ne vous servent plus à rien dorénavant. Comme je l'ai déjà dit, nous ne servons uniquement Venea, pas le royaume. Je n'ai donc aucun ordre à recevoir de vous. Maintenant, cessez de poser des questions et gardez vos forces. La route est encore longue.

C'est une toute nouvelle vie qui attend les humains non-mutants. Eux qui ont toujours connu le luxe de la vie de Palais doivent désormais survivre dans un monde où ils seront sans cesse traqués... Comme l'a expliqué l'ancien chef de la garde de Venea, peu nombreux seront les inconscients qui voudront tenir tête à Sylbras. Bien sûr, il y a quelques mutants, endoctrinés par la propagande de l'ancien régime, persuadés qu'ils sont d’être des erreurs de la nature et qu'il faut à tout prix aider à repeupler le monde d'humains sans mutation. Mais ils n'osent pas se rebeller face au Nouvel Ordre. En effet, ceux qui ont essayé, clamant leur loyauté à Venea, ont été aussitôt exécutés en place publique. Dans un contexte aussi tendu, de nombreux citoyens décident de quitter le royaume, emportant avec eux le strict minimum. L’on voit même quelques soldats qui s’apprêtent à déserter les rangs. Cette vague de migration n'affaiblit en rien le pouvoir exercé par Sylbras puisque, dans la majorité des cas, les citoyens sont heureux que la Reine soit tombée.