Née dans le Sang
Du sang ! Voilà ce qui venait à l'esprit de Tollen quand il se remémorait la naissance de sa fille.
Bien des années auparavant, alors que Tollen avait atteint l'âge de travailler, il a rencontré Mitisen, une jeune femme adorable et discrète, toujours plongée dans un livre. C'est lors d'un repas que Tollen, timide, est parvenu à s'asseoir à côté d'elle pour faire connaissance.
— Bonjour Mitisen, a-t-il dit. Puis-je m'installer ici ?
— Bien sûr, a répondu la jeune femme, souriante. Je suis étonnée que tu connaisses mon nom.
— Nous avons été à l'école ensemble. Je suis...
— Tollen. Oui, moi aussi, je me souviens.
— Je suis tout aussi étonné ! Que lis-tu ?
Mitisen a refermé le livre qu'elle était en train de lire pendant qu'elle mangeait pour le lui montrer.
— C'est un recueil d'écrits sur la médecine, a-t-elle répondu.
— Je me disais bien que je ne te voyais pas à l'extérieur. Tu continues d'étudier pour être soigneuse ?
— Pas tout à fait. Je m'intéresse à tout, pas uniquement à la médecine. J'aimerais partager tout ce savoir en classe. En attendant, je m'occupe de garder les tout-petits. Et toi, alors ?
— On ne m'affecte que des tâches agricoles. Si j'avais été aussi sérieux que toi en cours, peut-être que j'aurais pu faire autre chose.
— Ne sois pas si dur avec toi-même. Tu sais, ce ne sont pas nos facultés qui nous définissent.
Ces mots ont comblé de joie le jeune Tollen qui a vu en Mitisen une femme rayonnante de gentillesse. C'est tout naturellement qu'après plusieurs semaines à partager le même repas, ils se sont mis ensemble. C’est un amour sincère et passionné qui les a réuni de longues années.
Cinq ans plus tard, une nouvelle est venue expliquer les nausées et vomissements de Mitisen. Elle était enceinte. Cela a rendu Tollen fou de joie, peu importe le genre du bébé. Ils savaient tous deux qu'ils aimeraient leur enfant plus que tout.
Si la grossesse s’était globalement bien déroulée, ce n’a pas été le cas de l'accouchement. Les soignants ont pu extraire l'enfant mais au détriment de la vie de la maman. C'était une chose plutôt courante. La médecine des habitants de la montagne, étant plutôt rudimentaire et peu maîtrisée, chaque accouchement avec complications était une loterie. Malheureusement, Mitisen n'a pas eu la chance de connaître sa fille. Tollen a assisté à l'accouchement, récupéré le nouveau-né couvert de sang et vu l'impuissance des soigneurs face à l'hémorragie de sa femme.
— Nous sommes désolés, lui ont-ils dit. Nous n'avons rien pu faire. L'enfant, en revanche, va bien ; c'est une fille !
Tollen est tombé à genoux, l'enfant dans ses bras. Après un moment d’émotion, il est parvenu à ouvrir les yeux pour les poser sur ceux de sa fille.
— Attendez, a-t-il demandé aux soigneurs. Ses yeux, ils ne brillent pas.
Les soigneurs, occupés à couvrir le corps de Mitisen et nettoyer le sang qu'ils avaient sur leur main se sont approchés du bébé.
— Ce n'est pas normal, dit l'un d'entre eux. Nous n'avons jamais vu ça.
— Est-ce que ça veut dire que ma fille est aveugle ?
— Peut-être se mettront-ils à briller plus tard...
Tollen a rejoint sa chambre, a donné le bain à sa fille et, ému, lui a confié :
— Stesara, c'est le nom que ta mère et moi avons choisi pour toi. Ta maman, tu ne la connaîtras jamais. Mais tu peux compter sur moi pour te rappeler à quel point elle était une femme exceptionnelle. Et toi aussi, tu le seras, j'en suis certain.
Tollen, n'arrivant pas à se séparer de son enfant, a passé la première nuit à ses côtés dans le lit.
Les années ont passé. Les yeux de Stesara ne se sont jamais mis à briller. Pour tout le monde, il était clair qu'elle était née handicapée, aveugle. Mais Tollen n'était pas si catégorique ; il savait que sa fille le regardait dans les yeux. Quand la petite fille a su parler, elle a utilisé le mot « Lune » pour évoquer les yeux de son père.
— Lune ? Parce que mes yeux brillent comme la lune ? Tu peux voir mes yeux ?
Tollen a emmené sa fille se promener un soir de pleine lune. Celle-ci s'est émerveillée de son environnement. Des animaux de la ferme aux étoiles, tout était sujet d’admiration. Tollen a alors informé le conseil que sa fille n'était pas aveugle, elle ne pouvait juste pas voir dans le noir. Il a donc été décidé d'installer une chambre spéciale pour Stesara, éclairée par des bougies. Cela rassurait la fillette qui en grandissant avait de plus en plus peur du noir.
Tout au long de la vie de Stesara, Tollen s’est dévoué corps et âme à son éducation et à son bonheur. Mitisen, quant à elle, a été la dernière femme qu'il a aimée ; il n'en a jamais rencontré une autre. Elle a continué de vivre à travers sa fille. C'est pourquoi, après son enlèvement, il n'a eu aucun doute, il devait partir à sa recherche.