Les Responsabilités d'une Princesse

Trente ans avant la guerre civile qui a mis à mal le royaume de Venea, c'est encore la Reine Raven qui régnait. Comme toute sa lignée, elle a fait partie des derniers humains purs. Pour préserver cette pureté, Raven n'a eu d'autres choix que de faire des enfants avec son propre oncle. Elle en a eu trois : un garçon mort à l'âge de cinq ans ; ensuite une fille, Venea, fille aînée, qui devait lui succéder au trône ; enfin une seconde fille, Geven.

Raven a eu elle-même deux frères et plusieurs cousins. Elle savait qu'il n'y aurait donc pas de problème pour enfanter ses filles. Mais la mort de son garçon l’a profondément touché. Cette mort, probablement due à la consanguinité, l'a poussé à trouver d'autres humains purs. Alors que tous ses conseillers lui opposaient que c'était inutile, elle a mis en place des tests sanguins et a commencé à faire dépister chaque citoyen de la ville qui ne présentait pas de mutations visibles.

A ce moment-là, on a découvert, à la surprise générale, deux humains sans mutation. Ne pouvant s'arrêter à la capitale, elle a initié de nombreuses expéditions à travers le royaume pour les retrouver. Croyant dur comme fer à la réussite de cette opération, elle a réaménagé le Palais afin d'en faire le refuge des derniers humains purs. Sa haine pour les mutants a commencé sans doute à ce moment. Voyant qu'il restait des gens comme elle, elle s’est mis en tête de créer un monde comme celui de jadis, sans mutant. Elle est arrivée à convaincre son auditoire que les mutants sont une erreur de la nature mais que la Nature corrige cela en donnant de nouvelles naissances pures.

Venea, jeune princesse de dix-sept ans, n'a jamais vécu ailleurs qu'au Palais. Elle est alors loin de s'imaginer la vie difficile à l'extérieur. Sa petite sœur, de cinq ans sa cadette, marche toujours dans ses pas et toutes deux sont très proches de leur mère. Alors qu'elles dînent toutes les trois ensemble, leur mère leur expose les nouvelles :

— Mes amours, dit Raven à ses filles. Nous avons accueilli deux nouvelles personnes au Palais. Il s'agit d'individus au sang pur comme le nôtre. Les avez-vous rencontrés ?

— Il y a une vieille dame ? demande Geven.

— Oui, répond sa mère. Malheureusement, elle n'est plus en âge de faire des enfants.

— Qui est le deuxième ? demande Venea.

— Un homme qui a seulement vingt ans de plus que toi. C'est une chance. Bientôt, tu vas pouvoir faire ton premier enfant. Pour la première fois depuis longtemps, le père n'aura pas le même sang que nous.

— Et moi je pourrais faire un enfant ? demande Geven, naïvement.

— Tu es encore trop jeune, explique Raven, mais tu en feras aussi. Qui sait, d'ici là on aura peut-être retrouvé d’autres hommes purs. Tu pourras alors choisir librement avec qui tu veux le faire.

— Je ne peux pas attendre moi aussi ? demande Venea.

— Tu es la future Reine ma chérie. Pour que notre lignée perdure, il te faut nous donner une petite fille en bonne santé. Il ne faut donc pas perdre de temps.

— Bien, mère, dit Venea.

— Venea, dit Raven. Ton rôle sera de trouver d'autres humains purs après moi. C'est extrêmement important si l’on veut avoir une chance de rendre le monde comme il était avant.

— Compris, répond sa fille, je ferais de mon mieux !

— Comment était le monde avant ? demande Geven.

— Tous avaient le sang pur. Ils vivaient dans des villes immenses. Ils étaient cultivés et n'avaient aucune limite. Ils ont pu explorer l'océan, l'espace. Ils ont inventé tant de choses qui nous servent encore aujourd'hui, ett bien plus encore. Le temps a fait que l’essentiel de ce savoir s'est perdu. Et l'arrivée des mutants n'a rien arrangé. C'est à cause d'eux que le monde est comme ça. La découverte de ses humains purs me laisse à penser que le monde renaît de ses cendres.

— Vivrons-nous assez longtemps pour assister à cette renaissance ? demande Venea.

— Ton nom comme le mien sera à tout jamais inscrit dans l'histoire. Nous serons les premières Reines à avoir sauvé le monde.

Après le repas, les deux jeunes filles remontent dans leur chambre. Un jeune mutant, Aren, comme chaque soir, est chargé de veiller à ce que les deux jeunes princesses ne manquent de rien. Après s'être occupé de Geven, il entre dans la chambre de Venea. Il commence par servir un verre d'eau à la princesse et lui demande :

— Avez-vous besoin de quelque chose ?

— Pourquoi cet air si sérieux ? demande Venea, en riant.

— Je me suis fait disputer hier, répond Aren. Je passe trop de temps dans ta chambre.

— Je suis la princesse. Je décide du temps que tu passes avec moi. Assieds-toi !

Aren s'assoit au bord du lit, Venea s'installe à ses côtés et pose sa tête sur son épaule.

— Ma mère veut que j’aie un enfant avec le nouvel humain.

— Quoi ? s’emporte Aren. Tu l'as vu ? Il pourrait être ton père. De plus, il a une dégaine de paysan.

— Il ne savait pas qu'il avait le sang pur. Il a vécu toute sa vie avec des mutants.

— Et alors, ça lui donne-t-il le droit d'être le père de tes enfants ?

— Ma mère ne veut plus qu'on ait des enfants avec des membres de notre famille. Je trouve ça pas plus mal.

— Tu dois pouvoir faire des enfants avec qui tu veux.

— Même des mutants ? C'est répugnant.

— Tu me trouves répugnant ?

— Non, pardon. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Ta mutation n'est pas grave.

— Pourtant, elle m'handicape. J'aimerais te prendre dans mes bras.

— Ce n'est pas ta mutation qui t'en empêche, c'est ta timidité !

Venea se met à rire alors qu’Aren la prend dans les bras. Elle est surprise mais arrive à s'y faire. Le corps d’Aren est très froid ; sa température corporelle avoisine les treize degrés. Venea embrasse alors son jeune serviteur en frissonnant.

— Ce n'est pas désagréable, dit Venea.

Les deux adolescents se déshabillent et collent leur corps l'un contre l'autre. Venea tremble alors de froid. Mais son excitation est telle qu'elle ne le ressent pas. Aren prend soin de ne pas trop la heurter en se retirant. Venea le serre davantage contre elle. Aren, pris d’excitation, commence à faire l'amour à Venea qui en a la chair de poule. A terme, Venea se couvre dans une couverture épaisse, frigorifiée mais épanouie. Son amant, quant à lui, l'embrasse une dernière fois et quitte la chambre.

Le temps passe au Palais. Les expéditions de Raven portent leurs fruits. Les soldats font part à leur Reine de qu'ils ont trouvé de nouveaux humains purs. Celle-ci s'en réjouit. Sa joie n'en est que plus grande lorsque le médecin du Palais lui annonce que sa fille est enceinte. Raven l'a fait appelée pour la féliciter.

— Vous vouliez me voir, mère ? demande Venea, innocemment.

— Je suis contente de voir que tu ne prends pas ton rôle de future Reine à la légère. Je sais que cela n'a pas dû être facile pour toi. Mais ça y est : tu es enceinte. Félicitation !

Venea est sous le choc.

— Je m'en vais féliciter le père également, dit Raven.

Venea s'effondre et pleure toutes les larmes de son corps.

— Qu'y a t-il, ma chérie ? demande Raven. Tu as peur d'être mère ? Ne t'inquiète pas ; tu seras bien entourée.

— Ce n'est pas ça, dit Venea en pleurs. Le père n'est pas celui que tu crois.

— Comment ça ? s’emporte la Reine. Tu as couché avec l’un de tes oncles ? Ou l’un de mes cousins ?

— Non plus...

Raven s'approche de sa fille et la prend par les épaules.

— Avec qui, alors ? s’écrie-t-elle.

Venea ne répond pas.

— Oh non, s'indigne Raven. Pas avec ce mutant qui te sert de serviteur ?

— C'est Aren son prénom, et je l'aime !

Raven gifle sa fille ; le dégoût l'envahit.

— Gardes ! crie-t-elle. Emmenez ma fille voir le médecin en urgence.

— Non, crie Venea, s'il vous plaît !

Venea est conduite à la table d'opération où elle est endormie de longues heures.

À son réveil, elle est déposée devant le trône où siège sa mère. Aren n'est pas loin, à genoux, devant deux gardes.

— Venea, dit Raven. Tu m'as déçue comme jamais je n'aurais pensé être déçue. Tu as osé procréer avec un mutant, toi, ma fille, la future Reine.

— Que m'avez-vous fait ? demande Venea.

— Ce qu'il fallait faire. Nous t'avons retiré cet enfant et nous avons fait en sorte que plus jamais tu en aies...

— Monstre ! crie Aren. Comment avez-vous pu faire ça à votre fille ?

— Tais-toi ! hurle Raven. Le seul monstre, ici, c'est toi.

Venea pleure de tout son être.

— J'ai également décidé de te destituer de ton rôle de Reine. C'est donc Geven qui sera la future Reine. Mais ton geste ne peut rester impuni. Je vous condamne donc à mort tous les deux.

— Non, mère ! crie Venea, vous ne pouvez pas...

— Tu as raison, dit-elle. Je ne pourrai supporter de perdre un second enfant. Je vais donc te laisser une dernière chance.

Raven tend un couteau à sa fille.

— Si tu exécutes Aren de tes propres mains, je t'épargnerai. Si tu refuses, vous mourrez tous les deux.

Venea est poussée devant Aren, toujours à genoux.

— Non, je ne peux pas, dit-elle en pleurant.

— Venea, dit Aren, écoute-moi, il faut que tu vives. Mon sort est déjà scellé. Ne te sacrifie pas pour moi. Je ne regrette aucun des moments qu'on a passés ensemble. Je t'aimerai même à travers la mort.

— Aren...

— Fais-le ! ordonne le jeune mutant.

Venea ferme les yeux et poignarde son amant en plein cœur. Raven récupère le couteau et demande aux gardes de la conduire dans sa chambre, fermée à double tour.

Isolée, Venea sombre dans la colère et la tristesse. Elle hurle et frappe violemment la porte. La jeune princesse ne rêve que d'une chose : tuer sa mère ! « Tout est de la faute de ma mère » se dit-elle.

Les jours passent et se ressemblent. Seul un soldat entre une fois par jour pour apporter de la nourriture à la princesse et vider son pot de chambre. Venea ressasse et repasse en boucle les moments qui l'ont conduit ici. Si elle n'était pas tombée amoureuse, rien ne serait arrivé. « Tout est de ma faute » se dit-elle.

Un mois s'est déjà écoulé, puis deux. Impossible de continuer à compter. Les jours se ressemblent tellement. Le temps finit par sécher les larmes de Venea. Sa tristesse d'avoir perdu Aren s'est envolée.

Une année s'écoule. La princesse se rappelle l'enseignement de sa mère : les mutants sont des monstres responsables de la chute de notre société. Sa mère lui a dit qu'ils étaient capables de tout pour se sortir de leur misérable vie. Et si Aren avait profité de la naïveté de Venea ? « Tout est de la faute des mutants » se dit-elle. 

Cela fait presque deux ans que la princesse est retenue prisonnière. Pendant ce temps, quelques humains sans mutation ont rejoint le palais.

Un beau jour, Raven vient enfin rendre visite à sa fille :

— Comment vas-tu ? demande Raven.

— Je vais bien, répond Venea. Je voulais vous présenter mes excuses.

— Tiens donc, sourit la Reine. Pour quelle raison ?

— D'avoir tout gâché. J'ai ignoré vos enseignements et un mutant a profité de mon insouciance. J'ai mis en péril notre royaume.

— C'est exact. Tu as fais une énorme erreur.

— Malgré tout, vous m'avez épargnée.

— Tu restes ma fille. Même si ton geste m'a dégoûtée, je ne peux te renier. Comprends-tu que ce que je t'ai fait, ce que je t'ai fait faire, je l'ai fait pour toi, et non contre toi ?

— Je sais, dit Venea. Je me suis laissée corrompre par un mutant. Ça n'arrivera plus jamais.

Raven quitte la chambre de sa fille et lève son interdiction d’en sortir : Venea est de nouveau libre.

Les années passent. De nouveaux humains purs continuent régulièrement de rejoindre le Palais. Geven est enfin en âge d’avoir un enfant. Avant la première nuit qu'elle va passer avec un humain préalablement choisi, Venea vient lui rendre compagnie.

— Je t'apporte un remontant, dit Venea.

— C'est quoi ? demande Geven.

— Un verre d'alcool. Ça va te donner du courage.

— Mais on n’a pas le droit !

— T'inquiète ! Personne ne sera au courant.

Geven, amusée, finit par accepter. Elle boit son verre d’un trait.

— Tu as de la chance de pouvoir choisir le père de tes futurs enfants, dit Venea. Tout le monde devrait l’avoir.

— Oui, dit Geven.

— Quand tu seras Reine, tu devras organiser des soirées au cours desquelles les femmes au sang pur pourraient choisir leur homme.

— Bonne idée ! Tu as toujours été de bons conseils. C'est pourquoi une fois Reine, je ferai de toi ma plus proche conseillère.

— Avec plaisir ! dit Venea souriante. Je te laisse. Essaie de prendre du plaisir ce soir.

Venea quitte la pièce et s'en va rejoindre sa chambre.

Le lendemain, tout le monde s'affole, Geven a été retrouvée morte empoisonnée. C'est l'homme qu'elle a choisi qui a été accusé et condamné à mort. Raven a perdu un second enfant. Sa peine est inconsolable mais elle prend le temps de convoquer Venea.

— Le destin fait que tu es dorénavant ma seule héritière, lui dit Raven. Tu comprends ce que ça veut dire ?

— Que c'est moi qui vais reprendre le trône ?

— Oui, je suis désormais trop vieille pour enfanter de nouveau. Le destin a voulu que ce soit toi qui reprennes le contrôle du royaume alors que je t'ai stérilisée.

— Qui me succédera alors ?

— L'une de tes jeunes cousines.

— Bien. Je vous promets d'être à la hauteur mère. Jamais plus je ne vous décevrai.

— J'espère bien. Car je n'ai plus la force de régner. La mort de Geven est le coup de trop. Je vais abdiquer.

C'est ainsi que Venea est mise sur le trône. Elle qui a été la plus jeune amante d'un mutant, devient Reine, l’égale à sa mère. Vouant sa vie à retrouver les humains purs, elle cultive une haine pour les mutants qu'elle considére comme la cause de sa stérilité. Elle continue à créer un fossé entre mutant et non mutant au point que le Nouvel Ordre voit le jour.