La Fabrique à soldats

Au lever du soleil, Tollen s'habille et rejoint le sous-sol de la clinique où toute l'équipe déjeune ensemble. Sylbras, voyant Tollen, se lève.

— Te voilà, dit-il, je n'ai pas osé te réveiller. Est-ce que la nuit t'a porté conseil ? Il paraît que c'est ce qu'on disait à l'époque.

— Je veux bien vous aider, répond Tollen. Je vais vous présenter Hélène mais je ne sais pas si ces histoires de révolution vont l'intéresser. Enfin, il y a juste un problème. Je n'ai aucune idée d'où elle peut être. Je l'ai jetée par la fenêtre pour qu'elle puisse s'enfuir.

— Tu as fais quoi !? s'étonne Phia.

— Penses-tu qu'elle te cherche ? demande Sylbras.

— Oui, il faut que j'arrive à lui faire comprendre où je suis.

— Alors reste avec nous ; ça viendra. Je prévois une nouvelle action contre le royaume qui devrait à nouveau faire parler de nous. Depuis notre dernière allocution, la Reine a renforcé le réseau de diffusion. On ne peut donc plus faire passer de vidéo. Mais ce n'est pas grave. Ta tête, comme celle d'Iric est depuis ce matin placardée partout. Hélène doit savoir que tu es en liberté. Si tu nous suis, elle comprendra que tu as rejoins le « Nouvel Ordre ». Je ferai en sorte de l'aiguiller vers nous si elle te cherche.

— Je vous suis ; ça ne m'engage à rien. Je compte sur vous pour m'aider à retrouver ma fille, c'est tout.

— Bien sûr, sourit-il. Viens donc déjeuner avec nous.

Tollen s'assoit à table.

— Je ne peux vous garantir qu’Hélène va me chercher. Elle est imprévisible ; c'est une vagabonde.

— On verra bien, conclut Sylbras.

Avec des motivations bien différentes, Tollen finit par rejoindre Sylbras le temps de voir si Hélène mord à l'hameçon, sans être sûr qu'elle en ait quelque chose à faire...

Venea est à la tête du royaume le plus étendu de la planète. C'est Danfrea qui en est la fondatrice, autoproclamée Reine au cours du quarante-troisième siècles. Elle a su fédérer un grand nombre de personnes en leur promettant de recréer une civilisation telle qu'en avaient connue les humains avant l'épidémie. Alors que des tensions existaient déjà entre humains sans mutation et humains avec, Danfrea est parvenue à les faire coexister dans la paix. C'est alors naturellement qu'au fil des années, son royaume a pris une importance de plus en plus grande. Les siècles ont défilé et nombreuses ont été les Reines qui ont succédé à Danfrea. Lorsque le tour de régner de la Reine Raven est arrivé, elle a fait germer l'idée que la race pure était celle des humains sans mutation. Elle s’est alors mise à conquérir le reste du monde afin de trouver d'autres humains parfaits. L'armée du royaume ne lui suffisait pas. Elle a vite été confrontée à d'autres peuples bien plus belliqueux et plus puissants. Raven a exploité toutes les connaissances que possédait son royaume sur les mutations pour mettre au point une fabrique à soldats, un incubateur géant aux capacités bien précises. Ces soldats sont conçus avec un génome prédéfini, établi grâce aux mutations rencontrées chez plusieurs specimens à savoir musculature élevée et absence de sensibilité physique et émotionnelle. Quand ces soldats sortent de l'incubateur, ils reçoivent une éducation bien particulière afin de n'obéir qu'à une seule voix : celle de la Reine. Une fois leur formation terminée, ils rejoignent alors les rangs de l'armée. On estime qu'il sort chaque année une cinquantaine de soldats de la fabrique. C'est ce maillon que Sylbras et le Nouvel Ordre veulent saboter.

— Prêt à changer le monde ? demande ainsi Sylbras à Tollen.

— Je doute que nous y parvenions aussi peu nombreux, répond alors Tollen, en voyant que l'équipe constituée par Sylbras n'est composée que des membres les plus actifs : Richan, Iric et Phia.

— Plus nous seront nombreux, moins bons seront les taux de réussite de la mission ! réplique Sylbras, en esquissant un sourire. C'est statistique !

Iric donne une tape sur l'épaule de Tollen.

— T'inquiète pas le nouveau, lui dit-il. On a besoin de personne d'autres.

— Tu représentes cent hommes à toi tout seul en même temps, réplique Tollen.

Iric se met à rire.

— Alors toi aussi, tu détestes la Reine Venea ? demande Tollen

— Dans sa quête pour retrouver l'humanité d’antan, elle détruit tout sur son passage, explique Iric. Je veux juste vivre dans un monde en paix.

— Sous tes faux airs de brut, tu es en fait un pacifiste !

— Je n'ai connu que le sang depuis ma naissance. Ma mère est morte à ce moment-là à cause de ma mutation : j'étais beaucoup trop gros pour elle. Ensuite, j'ai été enrôlé de force dans l'armée du royaume. J'étais chargé de retrouver des humains purs. Pour cela, on n'hésitait pas à torturer des gens, brûler des villages. Bref, tu as compris.

— Tu as réussi à t'enfuir, tant mieux.

— Pour ce faire, j'ai dû tuer l'intégralité des membres de mon escouade. On ne peut pas déserter. C'est un peu à cause de gens comme moi que la fabrique a été créé, pour fabriquer des soldats bien dociles qui ne déserteront jamais.

A la nuit tombée, la fine équipe du Nouvel Ordre se rend à la fabrique, un grand complexe à l'extérieur de la capitale, protégé tout autour par de hautes clôtures. Iric ouvre une entrée en écartant les barreaux de la grille au sud-ouest, une zone discrète, à l'orée d'une forêt où l'équipe va pouvoir s'infiltrer. Il va désormais falloir traverser l'extérieur du complexe où un groupe de jeunes soldats fait leur footing. Sylbras ordonne à son équipe d'attendre à couvert. Une fois les apprentis soldats passés, il lance le signal de se ruer vers l'intérieur de la fabrique. 

— Les incubateurs sont au sous-sol, prévient Richan.

— Des incubateurs ? demande Tollen, surpris.

Sans répondre, l'équipe poursuit son chemin, traverse alors la cuisine et le réfectoire, déserts à cette heure-ci. Elle se dirige alors vers la section Recherche et Développement. Mais celle-ci est bloquée par une porte blindée.

— Je peux défoncer cette porte, annonce Iric.

— Non, répond Sylbras ; cela déclencherait l'alarme. Il faut trouver un autre moyen.

Cela ne se fait pas attendre longtemps puisqu'un scientifique arrive.

— Qui êtes-vous ? s'écrie le garde. J'appelle la sécurité.

— Allons, allons, dit Iric, d’un ton imposant, tu y tiens vraiment ?

Sylbras pose sa main sur la nuque du scientifique :

— Tu vas plutôt nous ouvrir et nous conduire vers le sous-sol.

Le scientifique ne se fait pas prier et ouvre la porte de la section R&D qui abrite de nombreux bureaux et des écrans géants sur lesquels les scientifiques suivent les progrès de leurs soldats. Devant l'ascenseur menant au sous-sol, Sylbras, usant de sa mutation, entre dans un état radioactif et contamine l'otage qui ne leur sert à rien.

— C'est plus facile que ce que j'imaginais, dit Sylbras, alors que l'ascenseur les descend à l'étage inférieur.

Ce que l’équipe ne sait pas, c'est que le scientifique, à l'article de la mort, a eu le temps de prévenir la sécurité. Lorsque la porte de l'ascenseur s'ouvre, une dizaine de soldats accueillent les extrémistes du Nouvel Ordre.

— On dirait que j'ai parlé trop vite, dit Sylbras.

Un combat débute alors. Ces soldats génétiquement modifiés sont coriaces mais ne font pas le poids face à l'équipe de Sylbras. Alors que l’un d’entre eux s'approche de Richan, Tollen intervient et parvient à le neutraliser sans mal. Ce long voyage en compagnie de Hélène l'a rendu bien plus fort qu’il n’était sur la montagne. Iric à lui seul se débarrasse de cinq autres pendant que l'agile et fourbe Phia se débarrasse des deux derniers. Sylbras n'a pas même eu besoin de lever le petit doigt.

— Ne traînons pas, recommande Richan. D'autres doivent être en route.

L'équipe poursuit son périple et parvient rapidement aux incubateurs, de grandes capsules transparentes à l'intérieur desquelles des embryons grandissent.

— Nous y sommes, annonce Richan. C'est ici que naissent les soldats. L'incubateur les fait grandir jusqu'à l'âge adulte, en quelques mois seulement.

— Ils naissent déjà adulte ? demande Phia, terrifiée

— Il n'y a pas de temps à perdre, répond Richan. Il faut que les soldats soient opérationnels le plus rapidement possible.

— Posons les explosifs et partons, commande Sylbras.

Richan désigne l'unité centrale des incubateurs. Tollen est horrifié lorsqu'il la voit. Ce n'est pas juste une machine ; c'est un monstre humanoïde difforme, branché et intubé de toutes parts.

— C'est là qu'il faut les placer, dit-il. C'est «Mother» : c'est elle qui leur donne naissance à tous. C'est un être hermaphrodite, créé artificiellement avec toutes les mutations désirées.

— Elle est vivante ? demande Tollen.

— Pas vraiment, explique Richan. Pas comme on l'imagine. Il faut plutôt la voir comme un ordinateur biologique. Elle est dénuée d'émotions, de libre arbitre.

— Finissons-en, rajoute Iric. J'en ai assez vu !

Il place les explosifs sous le monstre et programme le minuteur à trente minutes. De retour à la section R&D, les soldats présents sur le centre se sont concertés pour prendre le Nouvel Ordre en embuscade.

— C'est fini, annonce le chef de la sécurité. Rendez-vous sur le champ ou nous tirons. 

Il s'adresse ensuite à ses hommes :

— Attention à celui aux cheveux blancs. Ne le laissez pas s'approcher ou vous serez irradié.

— Ils sont trop nombreux, dit Sylbras. On va devoir fuir.

— Hors de question, dit Iric. Ils vont trouver le détonateur et désamorcer la bombe.

— Il faut jouer le chrono, dit Phia. On les retient le plus longtemps possible.

— Et on saute avec eux ? dit Tollen.

— Je vais le faire, dit Iric. Partez !

— Que dis-tu ? demande Richan. On ne va pas te laisser.

Iric fonce sur les soldats qui ouvrent le feu sur lui. Malgré la pluie de balles, il ne faiblit pas et frappe les soldats de toutes ses forces.

— Allons-y, dit Sylbras, c'est son choix.

Sylbras, Richan, Phia et Tollen s'enfuient alors. Les soldats trop occupés à mater Iric ne s'aperçoivent même pas de leur départ. Ce qui reste du Nouvel Ordre sort par l'ouverture qu'ils ont ménagée à l'aller. Sylbras s'arrête ensuite dans la forêt.

— Que fais-tu ? demande Tollen. Il faut y aller.

— Je veux m'assurer que le sacrifice d'Iric ne sera pas vain.

Après quelques minutes, une explosion retentit enfin, signe qu’Iric a réussi à retenir les soldats assez longtemps pour qu'ils ne désamorcent pas la bombe. Tout le complexe part en fumée, réduisant à néant «Mother» et tous les soldats. La mission est accomplie mais les pertes sont lourdes pour le Nouvel Ordre. Avec la disparition d'Iric, c'est un membre puissant et iconique qui disparaît.