Le Départ
Un bataillon de soldats dans une montagne immaculée laisse des traces. Tollen sait les lire. Il n'est donc pas difficile pour lui de suivre les ravisseurs de sa fille.
Tollen marche sans relâche toute la nuit et il parvient à dépasser les arbres marqués. Ces arbres ont été marqués de trois entailles verticales, signifiant le point de non-retour pour le peuple aux yeux bleus. En effet, passé cette limite, le temps pour rentrer au village ne sera pas suffisant pour se mettre à l'abri du soleil. Il n'est de toute façon pas question pour Tollen de faire demi-tour. Alors il continue sa route vers des terres qui n'ont jamais été explorées par son peuple. Tout est dorénavant nouveau pour lui. Cette rivière, cette forêt, sa faune et sa flore, tout fait partie d'un décor que seul Tollen a foulé.
Alors qu'il approche de la plaine, le soleil commence à se lever. Il est temps de savoir si l'invention de Stesara fonctionne car il n'y aucune grotte ou abri où se réfugier. Si les lunettes ne protègent pas Tollen, il deviendra aveugle. Il les met alors sur son nez et ferme les yeux. Il s'assoit et attend. Il n'ose pas ouvrir les yeux. Un long moment s'écoule. Bien sûr, Tollen pourrait rester la journée les yeux fermés et qui sait ce qui pourrait lui arriver. Il sent sa peau brûler. Alors, il prend soin de se couvrir au mieux.
Les hommes aux yeux brillants n'ont jamais vu le soleil. Leur peau est extrêmement pâle et donc sensible à la chaleur du soleil. Tollen prend une grande inspiration et ouvre doucement les yeux. Il a réellement peur. Si jamais sa fille s'est trompée, c'en est fini. Jamais Tollen ne pourra la retrouver.
Incroyable, Tollen voit le jour. Le premier de son peuple à s’être avancé aussi loin, il est également le premier à voir de jour. Seul le ciel lui provoque une douleur s'il le fixe mais celle-ci est quand même supportable.
Tollen peut tout voir aussi clairement que la nuit, sans se soucier du soleil. Il esquisse un sourire. Le père est fier de sa fille et regrette malheureusement de ne pas pouvoir le lui dire en face. Il peut donc à nouveau poursuivre sa route mais durant quelques heures seulement, car la fatigue se fait rapidement sentir. Il s'allonge alors au pied d'un arbre et se repose un moment.
Un grognement se fait alors entendre à proximité de notre pisteur. Alors qu'une main s'apprête à attraper son visage, il se réveille en sursaut et rampe en arrière pour s'éloigner de la chose. Un monstre, c'est bien ce que c'est. Un homme de plus de deux mètres, qui a la peau sur les os. Ses bras sont très longs et pas identiques. Son bras droit fait le double de la longueur du gauche. Il est si long qu'il frotte le sol. En rampant, Tollen se rapproche sans le savoir d'un second quasiment semblable au premier, qui lui attrape les jambes.
Rapidement, il saisit le couteau à sa ceinture et l’enfonce dans le crâne de l'être difforme qui s’effondre sur lui. Le premier assaillant fond vers Tollen qui n'arrive pas à récupérer son couteau. Alors que tout semble perdu, le monstre perd la tête, coupée par le sabre de la femme derrière lui.
Celle-ci n'est autre que la vagabonde immortelle. Tollen retrouve enfin son couteau et se lève.
— Merci, dit-il à la femme. Tu m'as sauvé la vie.
— T'aurais pas de quoi bouffer ? lui demande-t-elle. J'ai faim.
Tollen prend son sac et tend quelques provisions à celle à qui il doit la vie et qui s'empresse de les dévorer.
— Génial, fait-elle, c'est délicieux !
— Moi, c'est Tollen. Et toi ?
— Hélène, parvient-elle à articuler. J'aurais dû laisser les affreux te bouffer. J'aurais récupéré tout ton sac.
Tollen ne dit rien, surpris par ses paroles.
— Je déconne, rie-t-elle. J’suis pas comme ça. Tu sors d'où, toi ?
— Je viens d'un village plus haut dans la montagne. Des soldats ont capturé ma fille. Je vais la chercher. Si tu as encore faim, je peux t'en donner davantage.
— T'es sympa, fait-elle. Ça me suffit pour l'instant. Je fais gaffe à ma ligne.
— Pourtant as-tu l'air si affamé ? ose Tollen.
— Tu m'étonnes, ça fait plusieurs mois que j'ai rien mangé !
— Plusieurs mois ! s'étonne Tollen. Comment peux-tu survivre sans te nourrir ?
— C'est ma mutation, répond-elle. Elle m'a rendue immortelle.
— Ta mutation ? interroge le voyageur.
— Tu vis dans une grotte ou quoi ?
— Oui, répond Tollen, intrigué. Comment le sais-tu ?
— D'accord... répond Hélène, exaspérée. Tu ne connais rien au monde, à part cette montagne, c'est ça ?
— Oui, mon peuple ne s'en est jamais éloigné. Je suis le seul qui le peut grâce à ces lunettes que je porte, inventée par ma fille. Nous n'avons pas les mêmes yeux que toi. Les nôtres sont brillants et nous permettent de voir la nuit. Le jour, le soleil nous rend aveugles.
— Ta fille t’a fabriqué des lunettes de soleil ? Incroyable, dit la vagabonde, ironisant. Enfin, si vous connaissiez pas, il fallait l'inventer. Tout ton peuple a la même mutation ? Ça, c'est plutôt rare !
— Tu peux m'expliquer ? demande Tollen.
— Rapidement alors. Il y a plus d'un millénaire, une sorte de virus a frappé le génome humain. Les hommes ont cru pouvoir s’en satisfaire. Ils ont pensé détenir alors des pouvoirs de super-héros, comme tirer des lasers par les yeux ou tisser des toiles d'araignées. Au lieu de cela, certains ont hérité de déformations, un membre en plus ou plus long. Certaines mutations sont héréditaires, comme la tienne, j'imagine. D'autres, comme la mienne, ne le sont pas.
— Quelle est la tienne ? interroge Tollen, curieux.
— Je ne meurs pas. Ce qui fait que j'ai plus de mille ans, aujourd'hui.
— Tu te moques de moi ? se méfie Tollen, qui n'en croit pas ses oreilles.
— J'aimerais, mais non ! J'ai eu plusieurs enfants dans ma vie. Aucun n'a hérité de ma mutation : je les ai tous vu mourir...
— Une mère ne devrait jamais avoir à subir ça, c'est sûr !
— Je suis d'accord. Tu sais, l'immortalité, c'est surfait. Ma mémoire, par exemple, n'est pas extensible. Elle ne peut pas retenir un millénaire de souvenirs. J’ai oublié le visage de mes parents, et même celui de certains de mes enfants... J'ai vécu l'infection par ce virus. Mais, à vrai dire, je ne me rappelle rien.
— Ma fille n'a pas les yeux comme nous. Tous pensent qu'elle est handicapée. Depuis quelques jours, je me dis que c'est l'inverse. Finalement, c'est la vérité.
— Ta fille n'a pas de mutation et des soldats l'ont prise ? Je sais où ils l'ont emmenée.
— Comment ? Et ce serait où ?
— Tu ne le sais pas. Mais ta montagne fait partie d'un royaume dirigé par une Reine mégalo. Elle s'est mise en tête de faire renaître une humanité sans mutation. Elle a donc envoyé ses soldats à travers tout le royaume pour trouver des gens comme ta fille. Si ça peut te rassurer, ils ne lui feront aucun mal.
— Je me fiche de ça, dit Tollen, en colère. Ils n'ont pas le droit de prendre ma fille.
— T'es un vrai papa poule. Bon, j'ai dit qu'ils ne lui feront rien. Enfin, la Reine va la faire enfanter avec un humain pur.
— C'est horrible ! Je dois me dépêcher.
— La capitale n'est pas à côté. Et tu ne connais rien. Comment comptes-tu t'y rendre ?
— Je suis la trace des soldats.
— T'es pisteur ? Tu sais chasser ?
— Bien sûr.
— Super ! Bon, écoute, je vais t'accompagner. Tu t'occuperas de nous faire à manger.
— Pourquoi ferais-tu ça ?
— J'ai rien de mieux à faire. Si tu veux pas de mon aide, je m'en vais. Mais les traces que tu suis vont sûrement te mener à un port puisque les soldats ont dû venir ici en bateau. C'est un truc qui flotte sur l'eau.
— Je sais ce qu'est un bateau. J'accepte ton aide. Je ne trouverai jamais la capitale sinon. Je ne pensais pas qu'ils viendraient d'aussi loin.
— Génial, dit Hélène, souriante. Si on croise d'autres affreux, tu me les laisses. T'étais pas assez convaincant tout à l'heure !
— C'étaient des hommes aussi, avec une mutation ?
— Oui, c'est la mutation la plus courante. Ils grandissent sans cesse et de façon chaotique. C'est pour ça qu'ils ont un membre plus long que l'autre. Du coup, ils ont besoin d'énormément de calories. C'est pour ça qu'ils sont si maigres. Ils n’arrivent même plus à parler et sont prêts à bouffer n'importe quoi, même un humain.
— J'en avais jamais vu avant.
— Ta montagne est trop haute ; ça les épuiserait.
Ainsi, Hélène accompagne désormais Tollen à travers ce nouveau monde empli de mystères. Nul doute que Tollen a encore de nombreuses interrogations qui trouveront leurs réponses sur le chemin.