L'Enlèvement
Sur la montagne du peuple aux yeux bleus, la vie suit son cours. Tandis que les enfants sont en classe, les adultes oeuvrent au bon fonctionnement du village. Cette nuit, le ciel est un peu couvert. Mais les nuages laissent, de temps à autre, filtrer les rayons de la Lune. Alors que tout semble se passer pour le mieux, le groupe, parti à la chasse au petit gibier, rentre prématurément et surtout, très paniqué :
— Des hommes ! crie l'un d'entre eux. Nous avons vu des hommes. Ils viennent dans notre direction.
Tous cessent ce qu'ils sont en train de faire et se rapprochent des chasseurs :
— Que dis-tu ? demande Jonald, l'ami de Tollen. Nous ne sommes donc pas seuls !
— Étaient-ils comme nous ? demande Gao, un des superviseurs.
— Non, répond un chasseur. Ils ont des torches et ne semblent pas avoir les yeux brillants.
— Combien sont-ils ? interroge Tollen.
— Une centaine, réplique un second chasseur. Que faisons-nous ?
— Nous devrions rentrer dans la montagne, répond Tollen.
— Pourquoi ça ? demande Jonald. On a enfin la chance de rencontrer des gens qui viennent d'ailleurs. Accueillons-les chaleureusement. Leur route a sans doute été longue.
— Je suis d'accord, ajoute Dickim le superviseur. Si nous nous cachons, qui sait ce qu'ils pourraient faire ici : voler nos bêtes, nos cultures...
— De toute façon, ajoute Gao, nous n'avons plus le temps de réfléchir. Ils sont là.
La troupe d'inconnus a, en effet, foulé la terre du peuple aux yeux bleus. Alors que les superviseurs s'avancent pour leur souhaiter la bienvenue, la troupe, qui s'avère être en réalité des soldats, pointent leurs armes sur les villageois. L’un d’entre eux, qui semble diriger, prend la parole :
— Parlez-vous la langue commune ?
— Que faites-vous ? demande Dickim, qui essaie de s’interposer.
— On dirait que oui, ajoute le chef. Rassemblez votre peuple ici et mettez-vous à genoux.
— Attendez, tente Jonald en s'avançant. Nous pouvons faire connaissance dans le calme.
Un soldat le frappe alors de la crosse de son arme. Cette violence gratuite est nouvelle pour le peuple de la montagne.
Depuis près de sept siècles, date des premiers écrits des hommes aux yeux bleus, il n'a jamais été question de violence. Ce peuple est pacifique depuis toujours ; il n'a même jamais fabriqué d'armes pour se battre, seulement pour chasser et pêcher.
— Obéissez, crie le chef. J'hésiterai pas à faire feu sur votre peuple.
Les superviseurs rassemblent alors l'ensemble du village sur la place centrale. Toute résistance est vaine ; personne ici ne sait se battre.
— Incroyable, s'étonne le soldat qui dirige ce bataillon. Vous avez tous des yeux de lumière. C'est la première fois que je vois autant de gens avec la même tare.
— Mon général, s'exclame un soldat, j'en ai trouvé une qui n'est pas comme les autres.
Les soldats passent à travers les rangs afin de s'assurer que chacun est à genou et n'essaie pas de se rebeller. L'un d'eux a croisé le regard de Stesara : c'est bien d'elle qu'il parle.
Le général s'approche alors de la jeune fille.
— Ne la touchez pas ! crie Tollen qui se rue vers lui.
Deux hommes armés immobilisent alors le père de Stesara.
— Qui est cet homme ? demande le général à Stesara.
— Mon père, répond la jeune fille, arrogante.
Le général sort de sa sacoche un petit appareil qu'il pose sur le bras de Stesara. Cet appareil lui prélève alors un peu de sang. Après quelques secondes, le général le consulte et s'étonne :
— Bien, dit-il à ses hommes. Amenez la jeune fille. Nous devons la présenter à la Reine. On verra ensuite ce qu'elle veut faire du reste.
Des soldats se saisissent de Stesara qui se met à hurler et s’apprête à s’enfuir. Tollen est alors relâché. Il attrape un harpon à poisson et tente de sauver sa fille. Il est arrêté de suite et assommé.
Lorsque Tollen se réveille, le jour s’est déjà levé ; ses compagnons l'ont ramené à l'intérieur. Jonald, blessé au visage, est à ses côtés.
— Tu te réveilles enfin. Tu as eu de la chance qu'ils ne te tuent pas.
— Ma fille, crie-t-il, où est-elle ?
— Ils l'ont prise ; je suis désolé.
Tollen se relève et rejoint les superviseurs. Tous les huit sont réunis dans la salle du conseil, qui leur est dédiée. Car les huit font partie de cette assemblée. Bien que personne ne les considère comme des dirigeants, ils s'occupent de tout ce qui se passe dans le village.
— Nous devons sauver ma fille, implore le père désespéré.
— Du calme, dit Dickim. Je comprends ta peine mais nous ne pouvons rien faire. C'est toi qui avais raison : nous aurions dû nous cacher. Je ne pensais pas que des hommes pouvaient être aussi violents avec leurs semblables.
— C'est trop tard maintenant ! réplique Tollen. Qu'allons-nous faire pour ma fille ?
— Rien, répond alors Maxmar. Ta fille n'a jamais été comme nous. C'est pour ça qu'ils l'ont prise.
— Alors c'est ça, s'insurge Tollen ! Vous pensez qu'elle n'est pas des nôtres. Alors, vous ne ferez rien.
— Ce n'est pas ce qu'a voulu dire Maxmar, intervient Gao. Mais c'est vrai qu'ils l'ont prise car elle leur ressemble. De toute façon, nous ne sommes pas de taille face à eux. Nous allons créer un groupe d'éclaireurs. Comme ça, s'ils reviennent, nous aurons le temps de nous barricader à l'intérieur de la montagne.
— Alors je partirai seul, répond Tollen en quittant la salle.
Tollen retourne dans sa chambre et prépare son sac, y ajoutant vêtements, vivres et couteaux de chasse. Il n'a plus qu'à attendre la nuit pour partir à la recherche de sa fille.
Dans l'après-midi, alors qu’habituellement tout le monde dort, ce jour-là, tous sont encore traumatisés par la nuit qu'ils viennent de passer. La nouvelle s'ébruite rapidement. Tous savent que Tollen s’apprête à quitter le village. C'est alors que le jeune Toba vient à sa rencontre :
— Je n'arrête pas de penser à Stesa, lui dit-il. J'aimerais partir avec vous à sa recherche. Mais je suis bien trop couard pour vous accompagner.
— Ce n'est pas grave, répond Tollen. C'est déjà bien que tu te soucies d'elle. Ce n'est pas le cas de grand monde ici.
Toba tend à Tollen les lunettes sur lesquelles Stesara travaillait.
— Qu'est-ce que c'est ? demande le père.
— C'était son rêve : que chacun d'entre nous puisse voir le soleil. Avec ça, vous pourrez sortir de jour.
Tollen enfile les lunettes et remarque qu'il ne voit plus rien.
— Elle n'a jamais pu les tester à l'extérieur, explique Toba. Mais je crois en elle. Je suis sûr qu'elles fonctionnent.
— Stesa s'est battue pour nous rendre la vie plus facile alors que tout le village la considère comme une paria.
— Quand je vois ces hommes armés, déplore Toba, qui ont les mêmes yeux qu'elle, je me dis que, peut-être, les parias, c'est nous, que c'est Stesa qui est normale.
Toba quitte alors la chambre de Tollen qui essaie de se reposer tant bien que mal avant le grand départ.
À la nuit tombée, chaque groupe s’est remis au travail comme si rien ne s'était passé. Tollen, qui n'écoute même pas les paroles de réconfort des superviseurs, s'éloigne du village. Jonald vient à sa rencontre.
— Tollen, crie-t-il, attends !
— Ne me retiens pas, Jonald.
— Je sais que je ne te ferai pas changer d'avis ; je n'en ai d’ailleurs pas envie. Je veux juste te souhaiter bonne chance.
Jonald prend son ami dans les bras.
— Ces hommes sont impitoyables, ajoute-t-il. Je ne pensais pas que c'était possible. Je n'imaginais pas le monde extérieur comme ça. Sois prudent et si jamais tu dois te battre, n'hésite pas à tuer.
— Tuer, cela a toujours été inconcevable, ici, lui rétorque Tollen.
— En dehors de notre village, nos règles, nos coutumes ne valent plus rien. Pense uniquement à ta fille et ramène-la saine et sauve.
Tollen salue une dernière fois son ami et quitte le village discrètement. Une odyssée peu ordinaire l’attend : il va devoir affronter un monde qu'il ne connaît pas.