Le Chaînon Manquant
Hélène conduit Tollen et Richan vers le repaire du clan des vampires.
— Que vient-on faire ici ? demande Tollen.
— Surprise, répond Hélène, arborant un large sourire.
— Je connais cet endroit, ajoute Richan. C'est là que vit un groupe de mutants hostiles.
— C'est de l'histoire ancienne, explique la vagabonde. Je m'en suis débarrassée.
Ils montent au dernier étage à partir duquel Stesara contemple la capitale depuis un balcon de fortune construit sur les ruines de l'immeuble.
— Stesa !? s'écrie Tollen.
La jeune fille se retourne. Elle ne peut s'empêcher de laisser couler ses larmes lorsqu'elle voit son père qui court vers elle pour l'étreindre.
— Que les enfants de la Lune soient loués ! s’exclameTollen. Enfin, je te retrouve.
Hélène s'avance doucement vers le père et sa fille et croise les bras avant de dire d’un air supérieur :
— Pendant que tu t'amusais avec tes nouveaux copains du Nouvel Ordre, j'ai sorti ta fille des griffes des suceurs de sang.
— Tu as quitté le palais de la Reine ? demande Tollen.
— Oui, répond Stesara gênée. C'est toi qui avais raison. C'était dangereux là-bas. Je suis tellement désolée.
— Ce n'est pas grave, répond le père aimant. L'important est que tu ailles bien.
— Nous allons rentrer chez nous ? interroge Stesara.
— Non, répond Tollen. Ta place n'est pas dans une grotte. Le monde est vaste et recèle des choses magnifiques. Nous trouverons un nouveau foyer.
— Pardon de briser ce joli moment de niaiseries, dit Hélène. Avant de songer à chercher un havre de paix, je vous rappelle qu'un type radioactif a récupéré ma mutation. Ça fait de lui l'homme le plus dangereux au monde.
— Raison de plus pour partir le plus loin possible de la capitale, non ? propose Tollen.
— Sûrement. Et à quoi tu penses ?
— On pourrait retrouver notre ami Brob ?
— « On » ? interroge Hélène.
— Tu ne veux pas rester avec nous ?
— Je suis une vagabonde solitaire. Je t'ai aidé à retrouver ta gamine parce que ça m'amusait.
— Reste avec nous ! implore Stesara.
— On verra, dit la vagabonde. Je vous suis mais si je m'ennuie, j'hésiterais pas à aller de mon côté. Sans moi, vous ne survivrez pas dans ce monde.
— Et vous, Doc ? demande Tollen à Richan, avez-vous une idée d'où vous voulez aller ?
— Aucune, dit-il. Je n'ai jamais rien connu d'autre que la capitale. Je n'ai ni amis ni famille. Je me suis toujours dévoué entièrement à mon travail.
— Avant de partir, dit Hélène, on va tous s'asseoir. Richan va nous dire tout ce qu'il sait sur les mutants. Je suis sûre qu'il en sait beaucoup.
Le groupe s'asseoit chacun sur une chaise, grignotant les restes des réserves des vampires.
— J'ai eu la chance d'étudier ce qu'il nous reste du savoir de l'Ancien Monde. J'ai bien une théorie sur ce qu'il s'est passé. Mais ça reste une théorie ; je n'ai aucune preuve.
— Accouche ! s'impatiente Hélène.
— Toute la communauté scientifique de l'époque s'accorde à dire que c'est un virus qui s’est attaqué à l'ADN des hommes. Personnellement, je ne crois pas à cela. Aucun virus n'est capable de changer l'ADN.
— Tu m'as déjà parlé de ça, dit Tollen : le « Human Rising », c'est ça ?
— Oui, c'est ainsi que j'ai nommé cet événement. Je pense qu'il s'est déjà produit dans l'histoire de l'humanité.
Tout le monde reste suspendu aux lèvres de Richan qui continue son exposé.
— Les Anciens ont théorisé l'évolution de l'homme. Je résume mais en gros : notre espèce descend de singes avec lesquels on partage beaucoup d'ADN. D'après cette théorie, il devrait exister une forme de transition entre le singe et l'homme. Or, on n’a jamais trouvé la moindre preuve de l'existence de cette espèce intermédiaire. C'est ce qu'on appelle « le chaînon manquant », le trou dans l'évolution. Ce trou n'a peut-être jamais existé. Les singes ont été frappés par le « Human Rising », donnant alors naissance à une multitude de mutants. L'Homo Sapiens, espèce dont on fait partie, ne serait alors qu'une mutation provoquée par le Human Rising.
— Pour nous, c'est différent, dit Hélène. Il n'y a qu'à voir le nombre incalculable de mutations différentes.
— Détrompe-toi, répond Richan. Le Human Rising a aussi provoqué de nombreuses mutations à l'époque. Il y a eu beaucoup d'espèces d'hommes différentes : Homo Sapiens, Homo Floresiensis, Homo Luzonensis, Homo Neanderthalensis, et j'en passe. Seule une espèce a persisté à travers le temps ; les autres se sont éteintes. Alors oui, dans notre cas, il y a davantage encore de mutations. Mais la population humaine était d'une dizaine de milliards quand le Human Rising a frappé. Celle des singes, à l'époque, était dérisoire à côté.
— Alors pour nous aussi, demande Stesara, une seule mutation va dominer ?
— Possible, continue Richan, c'est la sélection naturelle et nous sommes en plein dans cette phase. Plusieurs facteurs sont nécessaires pour qu'une espèce mutante devienne dominante. Il faut déjà que cette mutation soit héréditaire, qu'elle ne soit pas handicapante et aussi qu'elle apporte un plus pour survivre à notre environnement...
— Pourquoi dis-tu que nous sommes dans cette phase de sélection ? demande Hélène, captivée.
— Je pense que le Human Rising est terminé. Tous les mutants actuels ont des mutations héréditaires, à quelques exceptions près. La meilleure preuve de ce que j'avance, ce sont les enfants de la Reine, ceux qu'elle fait concevoir par des humains sans mutation : ils naissent aussi sans mutation. Si le Human Rising était toujours présent, ils naîtraient avec des mutations, même si leurs parents n'en ont pas.
— Et pour moi alors ? demande Stesara. Je suis née sans mutation de parents mutants.
— Plusieurs explications : soit la mutation de ton peuple perd peu à peu son caractère héréditaire soit tu es juste une exception. Le cas de Sylbras est également intéressant : ses parents étaient mutants mais n'avaient pas du tout la même mutation que lui. Normalement, quand un couple avec des mutations différentes fait un enfant, il y a une mutation dominante qui se transmet. Mais à aucun moment, elles ne s'additionnent. C'est le cas d’Iric par exemple : son père avait la même mutation que lui mais pas sa mère. C'est d'ailleurs pour cela que sa mère n'a pas survécu en lui donnant naissance. Il se peut, dans des cas très rares, que la combinaison de deux mutations dominantes différentes donne lieu à la naissance d'une toute nouvelle mutation, ce qui explique que Sylbras est né avec cette mutation unique.
Tollen, bien qu’absorbé par la conversation, voit par la fenêtre au loin des soldats de la Reine patrouiller en bas de l'immeuble.
— Il va falloir qu'on trouve un moyen de quitter la capitale rapidement et discrètement, dit-il.
— Depuis notre attaque à la fabrique, dit Richan, la Reine a multiplié les patrouilles. Ça ne va pas être simple.
— On devrait rester dans cet immeuble quelques jours le temps que ça se tasse, préconsie Hélène. On a suffisamment de nourriture pour tenir.
— Maintenant que Sylbras est immortel, ajoute le scientifique, il risque de passer à l'offensive d'un moment à l'autre, l'occasion parfaite pour filer.
L'équipe de Tollen se décide donc à prendre un peu de repos dans l'ancien repaire des vampires, le temps de trouver le moment opportun pour sortir en douce. Elle ne va pas être déçue car, de son côté, Sylbras compte bien prendre la place de la Reine.