Vie quotidienne

Tollen le sait bien, lorsque le cor sonne, c'est signe qu'il faut stopper toutes activités et rentrer. Il est donc temps d'arrêter de bêcher la terre pour cette nuit et de rejoindre le reste du village. Avant cela, Tollen se rend au sommet d'une butte de laquelle une jeune fille admire le ciel dégagé et très étoilé.

— Stesa, dit-il en s’adressant à elle, le soleil va se lever. Rentrons !

— Oui, père. N'aimerais-tu pas voir un jour à quoi ressemble le monde de jour ?

— Je n'y pense pas. Et tu ne devrais pas y penser non plus !

— Pourtant, je pourrais rester là, moi, et voir la lueur du jour.

— Stesa ! interrompt sèchement le père. Ta différence ne fait pas de toi une exception. Tu dois vivre comme le reste du village. Suis-moi désormais.

La jeune fille se lève, sans rien dire, et suit son père à l’abri des rayons du soleil. Tollen et elle vivent dans une montagne à l’écart du monde, avec le reste de leur peuple. Les habitants de cette communauté passent toute leur journée dans l'ombre, à l'intérieur de galeries creusées dans la montagne.

Et pour cause, ces individus ont une particularité : tous ont des yeux qui s'illuminent d'une lumière bleu clair. Cette lueur leur permet de parfaitement voir la nuit mais la luminosité du jour brûle leur rétine, provoquant alors une insoutenable douleur et la perte totale de la vue. C'est pourquoi, depuis des siècles, ce peuple s'enferme profondément le jour dans le sol pour se protéger de la lumière. La nuit, tous sortent afin de cultiver leurs champs, élever leurs bêtes, chercher de l'eau.

Stesara, quant à elle, est effectivement différente. Ses yeux sont bleus mais ne brillent pas. C'est la première fois dans l'histoire de leur peuple qu'un enfant naît sans émettre de lumière bleue. Traitée comme une paria au début, Stesara a finalement été acceptée parmi sa communauté. Mais cette situation n'en est pas moins difficile pour la jeune fille : elle ne peut pas voir la nuit, ce qui la handicape dans sa vie quotidienne. A l'intérieur des galeries souterraines ou bien à l'extérieur, quand le ciel est couvert, elle est complètement aveugle et doit utiliser tous ses autres sens pour se déplacer. Dans sa chambre, heureusement, son père a allumé des bougies. La lumière du feu, bien que moins douloureuse que celle du Soleil reste tout de même désagréable pour le peuple des yeux qui brillent. Néanmoins, le feu étant essentiel à la vie de la communauté, pour se réchauffer ou cuisiner, les habitants ont pris l'habitude de le manipuler et évitent le plus possible de fixer les flammes.

Tollen accompagne sa fille dans sa chambre. Pris de remords, il lui prend la main et dit :

— Écoute, je suis désolé pour tout à l'heure. Je sais que la vie n'a jamais été simple pour toi ici. Mais tu dois suivre les règles comme tout le monde.

Stesara a bien entendu son père ; elle préfère ne pas répondre. Elle connaît parfaitement les règles ; celles-ci sont faites par et pour les yeux brillants, pas pour elle. Tollen sourit et continue :

— Plus le temps passe, plus tu me fais penser à ta mère.

Tollen quitte la chambre et laisse sa fille, émue par ces derniers mots.

Une fois que tout le monde est entré dans les galeries, les gardes ferment la seule issue menant vers l'extérieur, avec une immense porte ronde en bois. La routine suit alors son cours : chacun se lave et se change. Puis, c'est désormais l'heure du repas qui se prend dans une grande pièce commune où tous ont une place attitrée. Le repas est préparé par ceux qui ne s'occupent ni de la terre ni des bêtes, en général, des femmes âgées. Elles cuisinent et servent la tablée. Quelle tablée ! Les habitants des montagnes sont trois cents quarante-six au moment de ces repas. Stesara et son père sont assis côte à côte et se font servir leurs plats. La jeune fille, d'humeur enjouée, ne demande pas à son père ce qu'il y a au menu. Au lieu de cela, elle penche son visage sur l'assiette :

— C'est chaud, dit-elle à Tollen ; ça sent plutôt bon. Est-ce aussi bien présenté ?

— L'assiette est généreuse, répond Tollen. Les légumes sont recouverts d'une sauce orangée. La viande, bien cuite, est posée au-dessus.

Stesara attrape ses couverts et commence la dégustation.

— C'est délicieux ! s’étonne Stesara.

Le repas se termine et arrive ensuite l'heure pour chacun de se coucher. Les habitants de la montagne ont l'habitude de s'endormir en milieu de matinée pour se réveiller en fin d'après-midi. Il ne reste alors que quelques heures avant le coucher du soleil, le temps de prendre un petit-déjeuner, toujours dans la salle commune mais sous la forme d'un buffet à volonté. Stesara s'assied à sa place. Comme à chaque fois, Tollen apporte à sa fille tout ce dont elle a besoin. Après cela, Tollen se prépare pour le travail et sa fille rejoint la classe. Les enfants du peuple aux yeux brillants sont éduqués jusqu'à leurs seize ans. Ils apprennent à lire et à écrire, l'histoire de leur peuple, leurs croyances, le cycle des saisons, quelques notions de médecine, les règles de la communauté et tout ce qu'il leur sera utile pour leur vie future. Du fait de sa particularité, Stesara est évidemment séparée du reste de sa classe, isolée dans un coin de la pièce où elle s'éclaire par quelques bougies. De son côté, Tollen rejoint son groupe de travail qui aujourd'hui part pêcher. Le garde ouvre la grande porte. A l'extérieur, tous les travailleurs se réunissent avant que chacun ne se dirige vers son poste. Le travail, dans la montagne, est libre : chacun fait ce qu'il lui plaît ; personne n'est assigné à une tâche spécifique toute sa vie. Les travailleurs s'octroient des jours de repos, mais pas n'importe comment. Il y a des superviseurs en charge de vérifier que personne ne tire au flanc. Dickim, l'un d'eux, prend la parole pour motiver les troupes :

— Mes amis, lance-t-il à l'assemblée, je vous souhaite une bonne journée de travail. Montrez-vous digne des enfants de la Lune et ils sauront vous récompenser.

Les habitants de la montagne pensent qu'il y a de cela des siècles, voire des millénaires, des hommes sont partis vivre sur la Lune. Depuis tout ce temps et encore aujourd'hui, leurs descendants chercheraient à apporter la nuit éternelle, permettant au peuple de la montagne de ne plus se terrer dans des galeries. Tollen, comme tous les autres, croit en cette légende car, comme eux, il ne rêve que d'une chose : ne plus vivre dans ces souterrains. En attendant ce jour béni, et comme il faut bien subvenir aux besoins du village, son groupe, équipé de cannes et de sacs remplis d'appâts, se dirige vers un lac peuplé de gros poissons.

Jonald, membre du groupe et ami de Tollen, marche aux côtés de celui-ci.

— Je compte bien attraper plus de poissons que toi cette fois, dit Jonald en riant.

— Tu peux bien essayer, répond Tollen avec un léger sourire. Mais j'ai bien peur que tu sois déçu !

— C'est ce qu'on verra. Sinon, comment vas-tu ? Cela fait un moment qu'on ne t'a pas vu au groupe de pêche.

— Je sais bien. On avait besoin d'aide pour retourner la terre, je me suis proposé. Et comme tu vois, je vais bien. Tu as aussi l'air d'être en forme ?

— On a encore une belle nuit bien dégagée, répond Jonald de bonne humeur. Que demander de plus ?

— J'admire ta façon de te réjouir de tout.

— Il faut bien. Rien ne dit que les enfants de la Lune viendront de si tôt. Aussi devons-nous rendre la vie agréable d'ici là. Et ta fille, comment se sent-elle ?

— Elle est forte, mais ce n'est pas tous les jours facile pour elle.

— J'imagine bien. Tu peux être fier d'elle !

— Je le suis. Toutefois, plus elle grandit, plus elle rêve d'évasion. Elle aimerait voir le jour, je la comprends. Comment pourrais-je la retenir dans la nuit alors que ses yeux lui permettraient de vivre le jour.

— Tu n'as jamais songé à la laisser dehors de jour ?

— Hors de question ! On ne sait pas à quoi ressemble cette montagne de jour. C'est peut-être dangereux.

— On ne s'est jamais éloigné d'ici, de peur d'être surpris par le lever du soleil. Ta fille pourrait être celle qui nous ouvrirait au monde...

— C'est une trop lourde responsabilité. On ne sait rien de l'étendue de ce monde.

— Mais ta fille est la seule à pouvoir l'explorer. Qui sait ? Il existe peut-être d'autres villages comme le nôtre.

— C'est trop risqué...

— Tu es un papa poule, voilà tout, rit Jonald. Stesa a quinze ans. C'est sa dernière année de scolarité. Après ça, ce sera une adulte et tu n'auras plus ton mot à dire...

Tollen le sait bien, il ne pourra pas retenir et protéger sa fille éternellement. Mais il préfère ne pas y penser pour l'instant et profiter au maximum de sa fille chérie.

Les cours de Stesara se déroulent à l'extérieur, dans une grande cabane en bois. Cela permet aux enfants de profiter de l'air extérieur. Les séances sont données par les citoyens les plus sages et érudits de tous. Mais il arrive que des ouvriers expérimentés viennent expliquer, de temps à autres, les ficelles de leurs spécialités. Pendant la pause, alors que tous les enfants jouent dehors, Stesara reste à l'intérieur où elle peut profiter de la lumière de ses bougies pour avancer sur un projet personnel. Toba, un jeune garçon amoureux d’elle depuis son plus jeune âge mais trop timide pour le lui avouer, vient à sa rencontre :

— Tu travailles encore, Stesa ? demande-t-il, curieux.

— Salut Toba ! Oui, mais cela n'a rien à voir avec les cours d'aujourd'hui.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Cet objet pourrait nous permettre de voir le jour ! confie Stesara, fière. J'ai conçu un verre qui filtre la lumière. Je l’ai taillé de forme ronde de façon à le placer devant chaque œil, grâce à une monture qui s'attache autour de la tête. J'ai réalisé cette monture de façon à ce que la lumière ne puisse passer nulle part ailleurs que par les verres.

— C'est incroyable ! s'émerveille Toba. C'est une idée de génie. Tu penses que grâce à ça, on pourra sortir dehors de jour ?

— J'espère ! Mais encore faudrait-il que je puisse le tester !

— Ce serait super si tout le monde portait cet objet. Ça nous permettrait d'attendre plus facilement l'arrivée de la nuit éternelle.

— Tu crois en cette vieille histoire ? demande-elle en riant. C'est juste une légende faite pour ne pas tomber en dépression, pour nous donner un but.

— Peut-être que tu as raison, peu importe après tout. Tant que tu seras parmi nous pour inventer de telles merveilles, notre village n'aura rien à craindre.

— Merci Toba ! C'est gentil.

— Je le pense vraiment. Tu es quelqu'un d'exceptionnel.

Stesara se met à rougir et, gênée, elle répond :

— Toba, tu es adorable. Mais n'espère rien avec moi ! Comment pourrait-on sortir avec une fille comme moi ? Regarde, plus tu passes de temps avec moi, plus les bougies qui m'éclairent te font du mal.

— Je me fiche de la douleur. Te voir me la fait oublier. Et je me fiche aussi de ta différence. Ce n'est pas un handicap comme tout le monde le pense ; c'est une opportunité. Tu apportes un œil nouveau sur notre mode de vie.

Des larmes s'écoulent alors des yeux de Stesara qui prend Toba dans ses bras. L'étreinte terminée, Celle-ci se remet au travail.

— Quand penses-tu présenter cet objet ? demande Toba.

— Je ne sais pas. Je n'en ai même pas parlé à mon père ; j'ai peur de sa réaction. Il ne pense pas que ça soit bon pour nous de sortir le jour.

La pause terminée, tous les enfants rentrent en classe. Toba regagne la sienne, laissant Stesara sur ses dernières paroles. Le cours se poursuit jusqu'à la fin de la nuit où chaque enfant rentre dans les souterrains, à l’exception de Stesara qui a l'habitude d'attendre son père sur la colline.

Tollen est de retour de sa partie de pêche, le seau empli de gros poissons, bien plus nombreux que ceux de Jonald. Comme à chaque fois, Tollen passe voir sa fille :

— On va avoir du poisson au menu, affirme Tollen. Regarde !

— Génial, j'adore ça ! s'exclame la jeune fille.

— Allez viens, on rentre !

Alors que Tollen s'apprête à redescendre, sa fille l’interpelle :

— Dis-moi, père, tu crois, toi aussi, aux enfants de la Lune ?

— Je pense que si ce n'est pas vrai, ça remettrait beaucoup de choses en cause. Ce serait triste pour tous nos ancêtres morts, ayant espéré leur retour.

— Peut-être qu’ils existent mais qu'il n'y a aucun moyen d'empêcher le soleil de se lever.

— Tu te poses beaucoup de questions, et c'est normal, rassure Tollen. Il y en a beaucoup qui n’ont aucune réponse. Sommes-nous seuls dans ce monde ? Est-on destiné à vivre sous terre éternellement ? Pourquoi les bêtes qu'on élève dorment la nuit et survivent au jour alors que nous en sommes incapables ? Toutes ces questions, peut-être es-tu la seule à pouvoir y répondre. Tes yeux sont peut-être un don. C'est ce que m'a fait comprendre un ami aujourd'hui.

— C'est bien la première fois que je t'entends dire ça.

— Tu es ma fille, et je t'aime. J'aurais préféré que tes yeux soient donnés à quelqu'un d'autre. Mais c'est tombé sur toi ; c'est comme ça. Il faudra que je m'y fasse.

— Alors es-tu d'accord pour que j'aille dehors de jour ?

— Je n'ai pas dit ça ! Tu es encore trop jeune. Nous en reparlerons dans plusieurs années.

— Très bien, dit Stesa souriante. Avant, c'était un non catégorique. On progresse !

Cette discussion conclut la journée de Tollen et sa fille. Tous deux rentrent désormais passer le jour à l'abri de la lumière.