Le Géant

Cela fait maintenant deux jours que Tollen et Hélène marchent côte à côte. Ils traversent une ancienne ville. La moitié de celle-ci, qui n'est pas immergée d’eau, est ensevelie par le sable.

— La nuit va bientôt tomber, annonce Hélène. Je préférerais éviter de dormir dehors. Trouvons un refuge !

— Pourquoi s'arrêter ? Je ne suis pas fatigué, rétorque Tollen.

— Je te l'ai déjà dit. Je n'y vois pas la nuit, moi, répond Hélène. Personne ne m'a fabriqué des lunettes qui me permettent de le faire.

— Si on s'arrête encore pour la nuit, les soldats qui ont enlevé ma fille vont s'éloigner davantage.

— Ils sont déjà probablement à la capitale. Ne t'en fais pas pour ta fille ; elle doit être bien traitée.

Tollen ne dit rien. Il suit Hélène qui se dirige vers une maison en ruine épargnée par les flots sur les hauteurs de la ville.

— Pourquoi ceux qui ont vécu ici ont-ils construit des maisons dans l'eau ? demande Tollen.

— Le niveau de l'eau était bien plus bas à l'époque, explique Hélène. Les glaciers ont fondu ; l'eau est montée. Les habitants ont fui les côtes pour se réfugier dans les terres. Cette ville, comme beaucoup d'autres, a été abandonnée.

Alors qu'ils se dirigent vers l'entrée d’une maison, Tollen repère des traces de pas sur le sol.

— Ces traces sont récentes, prévient l’habitant des montagnes. Quelqu'un est passé par ici. Soyons prudents.

Faisant fi de ses conseils, Hélène se met à crier : « Eh oh ! il y a quelqu'un ? ». L'habitant de la montagne s'insurge lorsqu'un bruit se fait entendre à l'étage. Hélène s’empare de son sabre brisé et se presse vers la source de cette agitation. Tollen la suit malgré lui. Tous deux parviennent sur le toit-terrasse de la maison. Un homme assis autour d'un feu s'est levé. Ses pas ont provoqué le bruit entendu plus tôt. Pas étonnant quand on voit la taille de l'homme : celui-ci mesure près de trois mètres.

— Incroyable, s'exclame Hélène. C'est la première fois que je vois un géant ! Tu imagines la taille de sa...

Avant même que Hélène ne termine sa phrase, le géant prend la parole.

— Que me voulez-vous ? demande-t-il timidement.

— Nous ne voulons pas d'ennuis, répond Tollen. Nous cherchons juste un endroit où passer la nuit.

— Alors pourquoi cette femme me menace-t-elle de cette arme ?

— Simple précaution, répond la jeune vagabonde. Je ne sais pas si t'es au courant mais tu fais flipper.

— Je n'ai aucune mauvaise intention, déclare le géant. Si vous voulez partager mon feu et mon repas, vous êtes les bienvenus. Sinon, partez sans faire d'histoires.

— Je pense qu'on devrait le laisser tranquille, marmonne Tollen à Hélène qui, ne l'écoutant pas, s'est déjà assise au coin du feu.

— Qu'est-ce qu'il y a au repas ? demande Hélène.

— J'ai pêché ce joli thon d'une quarantaine de kilos ce matin. Il devrait y en avoir assez pour trois.

— C'est très gentil de ta part, remercie Tollen, résolu à s'asseoir à son tour. Cela fait longtemps que tu vis ici ?

— Je ne suis que de passage. Ma mère, avant de mourir, m'a parlé du village où elle est née. Il n'y a là-bas que des gens comme moi. C'est là que je vais...

— Ils sont tous aussi grand que toi, demande Tollen. Il y a, quelques jours, j'ai rencontré des créatures difformes, mais elles étaient différentes de toi. Elles étaient plus petites, ne savaient pas parler et voulaient me dévorer.

— J'ai déjà croisé des monstres de cette sorte, répond le géant.

— Au fait, dit Hélène, on t'a pas demandé ton nom. Moi, c'est Hélène. L'autre montagnard, là, c'est Tolle...

— Tollen, répond le montagnard.

— Je n'ai pas de nom. Ma mère ne m'en a pas donné, déplore le géant.

— Alors ce sera Brob, décide Hélène.

— Brob ? s'interroge Tollen.

— Brobdingrag, explique Hélène. C'était le nom d'une cité de géants dans un livre que j'ai lu il y a longtemps. La mémoire est étrange. Je ne sais pas pourquoi je me souviens de ça.

— C'est le village que je cherche ? demande Brob.

— Non, répond Hélène. C'était une fiction, un récit imaginé par un type.

— Les anciens écrivaient des livres pour raconter des choses fausses ? demande Tollen. Les seuls livres que nous ayons dans la montagne, traitent d'agriculture, de médecine, d'éducation...

— C'est du divertissement, explique la vagabonde. Ça permet aux gens de s'évader et d'oublier leur quotidien.

— C'est une perte de temps, conclut Tollen.

— Brob, j'aime bien, s'exclame le géant.

La nuit commence à tomber. Tollen peut enfin enlever ses lunettes. Tous trois s'allongent près du feu et admirent les étoiles. La lune, cette nuit-là, est pleine.

— Dans mon village, raconte Tollen, nous pensons que jadis nos ancêtres sont partis vivre sur la lune afin de trouver un moyen d'apporter la nuit éternelle sur le monde.

— C'est complètement idiot, se moque Hélène. Ils feraient comment ? Ils détruiraient le soleil ?

— Je ne sais pas, dit Tollen.

— Sans soleil, il n'y aurait plus aucune vie sur Terre.

— Tu es méchante, dit Brob à Hélène. Chaque peuple a ses croyances, qu’elles soient fondées ou non. Ce n'est pas à nous de juger.

Hélène se met à rire plus fort.

— De mon temps aussi, les gens avaient des croyances. Ils pensaient qu'un type qui s'était fait clouer sur une croix allait venir tous nous sauver. Mille ans après, c'est toujours la même merde !

— Tu as vraiment plus de mille ans alors ? demande Brob.

— Je sais. Je fais pas mon âge. Tu veux ma crème anti-rides ?

— On m'a raconté que le monde d'avant n'avait rien à voir avec celui-là. Tout ce savoir a été perdu. Tu es peut-être la seule qui peut nous le restituer. Ta mémoire est un bien précieux.

— Elle est défaillante. Mais je sais tout de même que le monde d'où je viens n'est pas idyllique. D'ailleurs, quand tout a commencé, j'ai vu le monde entier se retourner sur lui-même. Une pandémie a changé les gens. Tout le monde a repris ses instincts primaires, comme si tout ce qui avait été construit avant avait été balayé en un instant.

— Il ne faut quand même pas oublier le passé, rajoute Tollen. Apprendre de ses erreurs évite qu'on les répète sans cesse.

Sur ces dernières paroles, tout le monde s'endort. Les nuits sont fraîches mais les trois compagnons de fortune, ayant bien mangé et pouvant compter sur un feu de camp réconfortant, n'ont rien à craindre.

Le lendemain matin, il est temps pour Tollen et Hélène de faire leurs adieux au géant.

— Tu es sûr de ne pas vouloir venir avec nous ? demande Hélène. On t'aidera à trouver ton village une fois qu'on aura retrouvé sa fille.

— J'aurais bien aimé, répond le géant. Mais je ne peux pas faire de détour ; je suis trop près du but.

— Alors prends soin de toi, conclut Tollen.

— Vous aussi, continue Brob. Je vous souhaite bonne chance. Il paraît que la Reine n'est pas très chaleureuse.

— Avant de partir, saurais-tu où on peut trouver un bateau ? demande Hélène. On va devoir traverser la mer pour trouver la capitale.

— Vous n'en trouverez pas ici, répond le géant. Mais si vous longez la côte vers l'Est, pendant un jour ou deux, vous devriez tomber sur un petit port de pêche, habité. Des marchands approvisionnent la capitale en poissons. Ils font donc de nombreux allers-retours. Ils accepteront peut-être de vous embarquer.

La route des trois amis se séparent alors. Brob quitte le village en direction du Nord ; Tollen et Hélène, en direction de l'Est.